L’INCINÉRATEUR DE CADAVRES
(Spalovac Mrtvol)
Réalisateur : Juraj Herz
Année : 1968
Scénariste : Juraj Herz, Ladislav Fuks
Pays : Tchécoslovaquie
Genre : Drame
Interdiction : -12 ans
Avec : Rudolf Hrusínský, Vlasta Chramostová, Jana Stehnová, Milos Vognic...
L'HISTOIRE : Monsieur Kopfrkingl, homme brave et peu avare de sa personne, exerce son métier d’incinérateur avec un amour troublant. Et cherche à développer son commerce, qu'il considère comme un bienfait pour l'humanité. Il revoit par hasard un compagnon d'armes – et sympathisant nazi – qui lui suggère qu'il pourrait avoir du sang allemand dans les veines. Sa vision du monde commence alors à changer... assez radicalement !
MON AVIS : Que le cinéma peut être déroutant ! A tous ceux qui se plaignent des films Marvel et autres blockbusters stéréotypés (que je sais apprécier sans problème en tant que divertissement pour ma part), il faut savoir chercher ailleurs, et notamment dans le cinéma en provenance d'autres pays, car de bien belles surprises nous attendent le plus souvent. Récemment, la vision de La Clepsydre, film polonais de Wojciech Has (1973), m'a totalement envoûté par exemple, tant on est à des lieues des standards du cinéma américain. Pour qui voudrait poursuivre ce type d'expérience inhabituelle, je ne saurais que trop vous conseiller de vous plonger dans la vision de L'Incinérateur de Cadavres, film tchèque de 1968, réalisé par un certain Juraj Herz. Un film atypique, qui fût totalement interdit de diffusion quelques semaines après sa sortie en Tchécoslovaquie, des suites de l'invasion des Russes dans le pays, lors du fameux Printemps de Prague. Diffusé au festival de Sitges, L'incinérateur de Cadavres y reçut les prix du meilleur film, meilleure réalisation et meilleur rôle masculin. Le film est une adaptation remaniée d'un livre de Ladislav Fuks, que le réalisateur engagea d'ailleurs en tant que scénariste. Le travail de réécriture dura deux ans et le tournage débuta en 1968. Il est assez difficile de cataloguer L'Incinérateur de Cadavres, même après l'avoir vu : son titre nous fait penser à un film d'horreur, ce qu'il n'est pas, du moins, pas en tant que tel. Horreur psychologique lui sied mieux évidemment mais le terme reste encore trop réducteur. Film dramatique, assurément qu'il l'est, puisque, de manière métaphorique, on y traite de la mise en place de la solution finale par les nazis, mais Juraj Herz étant fan de grotesque et d'humour, le film peut aussi être rangé dans la catégorie comédie, comédie d'humour noir évidemment, voir même classé dans les films totalement décalés, dans les ovnis cinématographiques. En fait, L'Incinérateur de Cadavres est tout ça à la fois, c'est un maelström de genres qui se télescopent pour aboutir à un film hors-norme qui ne ressemble à aucun autre, à l'image de La Clepsydre cité plus haut. Intrigant, déstabilisant, avec son rythme ultra lancinant, ses dialogues (et monologues) très nombreux, son personnage principal totalement azimuté interprété magistralement par Rudolf Hrusínský, ses quelques scènes de meurtres qui font froid dans le dos car, sans se montrer réellement démonstratives niveau violence, elles sont d'une puissance psychologique imparable, son sujet même, à savoir comment un être doux et profondément humaniste va sombrer dans la folie, dans l'arrivisme et le carriérisme une fois qu'il rallie le parti nazi au point de devenir l'un des éléments capitaux de la mise en place de la solution finale de par le professionnalisme exprimé dans sa profession (crémateur, notez l'humour noir provocateur), L'Incinérateur de Cadavres marque constamment des points aux yeux du cinéphile, qui sera également impressionné par la beauté du noir et blanc, qu'on doit à Stanislav Milota, directeur de la photographie sans qui le film de Juraj Herz ne serait pas ce qu'il est. Bien sûr, la prestation de Rudolf Hrusínský dans le rôle de Monsieur Kopfrkingl, est à mettre au diapason de la réussite du film. Adepte de la philosophie bouddhiste, ce crémateur de talent voit dans son métier la plus noble tâche à accomplir pour les vivants : celle de les libérer des souffrances terrestres et de permettre à leurs âmes de s'envoler vers des cieux plus joyeux et de pouvoir se réincarner dans la foulée, tout cela grâce au procédé de la crémation. L'expression Souviens-toi que tu es né poussière et que tu redeviendras poussière prend ici tout son sens biblique à travers les actions de ce curieux héros, qui n'est au début du film que bonté envers l'humanité (bien que possédant tout de même une face cachée, puisqu'il trompe allègrement sa femme dans un bordel). Toutes ses actions au sein du crématorium ne tendent qu'à la gentillesse, la compassion envers les défunts. Attentionné, au petit soin, maniaque de chaque détail, c'est un quasi-rituel qu'il accomplit à chaque crémation afin de permettre à la dépouille de s'envoler vers l'ether (mais pas l'âme), dans les 75 minutes que durent la combustion du corps dans son four. Comment un être aussi serviable et gentil, un monsieur-tout-le-monde somme toute ordinaire, va-t-il sombrer dans le meurtre, la délation et la folie ? C'est ce processus intérieur qui va nous être dévoilé à travers l'histoire de Monsieur Kopfrkingl, et à travers elle, le réalisateur va mettre en lumière tous les aspects repoussants du nazisme, à savoir la pureté de la race, la thèse de la différence des sangs, la haine des juifs et la préparation de la Shoah, parfois de manière allégorique, quasi poétique, et parfois de manière abrupte et directe. Le changement de comportement et de l'état d'esprit de Monsieur Kopfrkingl se fait de manière progressive, lentement, insidieusement, tel un lavage de cerveau propagandiste, opéré par un de ses anciens amis, devenu membre du parti nazi, et qui va le pousser à devenir un monstre-humain capable du pire. Outre cette thématique de la mort, avec tous ces petits détails qu'on ne remarque pas forcément à la première vision (comme ces gentils coups de peigne donnés par Monsieur Kopfrkingl à différents personnages et qui sont, en fait, annonciateurs d'une tragédie qui les concernera dans le futur par exemple), ce qui frappe dans L'Incinérateur de Cadavres, c'est sa mise en scène, et notamment ses nombreuses séquences dans lesquelles notre curieux héros démarre un dialogue ou monologue dans un décor et le termine dans un autre, sans qu'on ne voit de transition ou de coupe à l'écran. C'est franchement ahurissant et d'une efficacité visuelle qui confine à l'oeuvre d'art. On notera aussi l'utilisation d'un effet de caméra façon "eye-fish" qui déforme la réalité et qui permet à certaines séquences de se montrer encore plus percutante. Clairement malaisant, pas toujours facile d'accès, il est certain que L'Incinérateur de Cadavres n'est pas à la portée du premier venu et que sa vision et sa compréhension, tout comme son humour noir, demandent un véritable effort au spectateur, tant le film est éloigné du tout-venant cinématographique. C'est en tout cas une expérience troublante, qui décortique de façon originale la montée d'un extrémisme glaçant, et qui ne laissera personne indifférent, ses images marquants durablement les esprits. N'est-ce pas là l'apanage des grands films ?
* La restauration 4K à partir du négatif original et de l’interpositif conservés aux Archives cinématographiques nationales de Prague a été menée par le Festival International de Karlovy Vary en collaboration avec Les Archives nationales de Prague et le Czech Film Fund. La version sous-titrée français et le DCP 4K ont été réalisés par Titra Film pour Malavida. Le film a été distribué par l'éditeur Malavida Films, pour sa diffusion au Festival Lumière 2019 puis en salles (ressortie le 20 novembre). Espérons qu'une édition Blu-Ray vienne accompagner cette restauration pour permettre au plus grand nombre de découvrir ce film rare et injustement méconnu.
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